La bataille des grands fonds
Durant les années 80, la pêche européenne a surexploité une partie de ses fonds traditionnels, décimant par exemple le stock de lieu noir capturé par la pêche industrielle française en majorité. D’autres zones plus profondes ont été sondées et des espèces "nouvelles", grenadier, sabre, siki et empereur, ont été pêchées. Cette ressource est limitée et difficile d'accès, ce qui devrait en faciliter la gestion. Elle a permis aux flottes industrielles de franchir le cap des années 90.
Mais, les pêcheurs savent qu'à l'avenir elles ne joueront qu'un rôle de complément.
La plupart des poissons débarqués dans les criées est capturée sur le plateau continental, sur des fonds de 100 à 200 mètres, voire 500 ou 600 mètres pour certaines espèces. La notion de "grands fonds" couvre des régions intermédiaires entre ce plateau et les grands fonds océaniques de 3 à 4.000 mètres. Là, à des profondeurs de 800 à 1.500 mètres, vivent des espèces d'intérêt commercial, dont on sait encore peu de choses.
Le grenadier, un poisson blanc
Les Russes pêchaient beaucoup de grenadier à la fin des années 70", explique Jean-Pierre Plormel, directeur de l'organisation de producteurs From-Bretagne. "En France, les premières recherches des Boulonnais en 1976 et 1977 n'eurent pas de suite, les mareyeurs trouvant ce poisson difficile à valoriser". Les Boulonnais relancèrent cette pêcherie de grenadier à la fin des années 80, suivis en 1990 par les pêcheurs bretons. "Le grenadier a alors permis de compenser l'effondrement de la pêcherie de lieu noir".
Filetage d'un grenadier dans un atelier de marée. Ce poisson, qui est toujours vendu en filet, présente une chair incolore, inodore et sans saveur, des qualités qui répondent parfaitement aux tendances d'un marché demandeur en filet blanc.
L'empereur : un poisson noble
L'empereur ou hoplostèthe peut vivre entre 60 et 150 ans.
Boulogne-sur-Mer, puis la Bretagne, ont ensuite trouvé l'empereur, nom commun de l'hoplostèthe, considéré comme une espèce noble compte tenu des qualités de sa chair. "Nous avons aussi redécouvert le sabre, un poisson déjà connu mais rejeté faute de marché. Nous avions mis en évidence un marché chez les Portugais de France, car leur pays pêchait déjà cette espèce de sabre aux Açores".
La tête de sabre, de forme effrayante, est coupée à bord, ce qui permet aux mareyeurs d'acheter un produit facile à fileter.
Un petit requin, le siki
La dernière de ces quatre principales espèces est le siki, un squale. "Son foie, chargé de réserves lipidiques, fournissait le squalène, une huile d'intérêt pharmaceutique et cosmétologique". Au début des années 90, les pêcheurs ont pêché le siki pour son huile. "Les prix de l'huile s’élevaient à 15 F le kilo, ce qui a encouragé nombre de bateaux à s'y mettre. Les cours s'étant effondrés à 5 F, nous avons abandonné les foies et chercher à valoriser la chair, que nous vendons comme celle des autres squales, à des prix de l'ordre de 8 F".
Une étude européenne
Ln termes scientifiques, on commence à progresser sur la connaissance de ces espèces, comme le confirment Hervé Dupouy, de l’Ifremer, et Marie-Henriette Du Buit, du Collège de France. Ces deux organismes sont engagés dans un programme d'études en liaison avec une douzaine de laboratoires européens, qui s'achèvera à la fin 1998. "Nos travaux portent sur les espèces d'intérêt commercial, l'effort de pêche, l'exploitation des données acquises et de nouvelles études biologiques".
Le stock de grenadier n'est pas menacé, mais, les tailles à la capture sont plus petites, ce qui pose des problèmes de marché. "Les empereurs formaient un stock vierge, sans prédateur : les prises, de 5 000 tonnes en 1992 sont tombées à 1.600 tonnes en 1997. La pêcherie est peut-être menacée, mais pas l'espèce". Les captures baissent aussi parce que moins de patrons prospectent l'empereur. Le siki, malgré un effort de pêche important, mesure toujours au moins 65 cm lors de sa capture.
Sur l'ensemble de ces espèces, les scientifiques en sont réduits à des hypothèses, comme c'est le cas pour le grenadier dans les parages de l'Ecosse et de l'Irlande. "Une analyse optimiste conduit à penser que la pêche est minime par rapport à la ressource ; selon l'hypothèse pessimiste, le prélèvement annuel devrait se situer entre 8 et 10.000 tonnes". Même dans ce cas, il reste une marge.
Dans les conditions observées actuellement, des mesures d'encadrement ne sont pas urgentes. La France est pratiquement la seule en Europe à travailler ces espèces qui restent encore d'accès libre, sans quotas, avec seulement une très légère amorce de réglementation. La difficulté de travailler ces espèces et l'usure plus grande du matériel de pêche élèvent le prix de revient du poisson capturé.
Pour en savoir plus
- Compte tenu de l’éloignement des zones de pêche et des conditions hivernales, ce sont surtout de gros chalutiers qui pratiquent la pêche sur les grands fonds. Ces navires doivent être équipés de treuils de grande capacité, capables d’immerger près de 3 000 mètres de câble et de remonter rapidement le chalut. La détection impose l’installation de sondeurs spéciaux.
- La production nationale est relativement stable, avec un total d'environ 15.000 tonnes en 1996 et une estimation à 13.000 tonnes pour 1997. Le grenadier représente la moitié des prises. Les débarquements s'effectuent principalement à Boulogne-sur- Mer, Lorient et Concarneau.
Particularités
- La chair du grenadier, très fragile, ne supporte qu'une cuisson très légère. Le rendement est faible, les filets représentant seulement 37 % du poids total de ce poisson.
- Le sabre, un fois préparé, offre deux très longs filets blancs sans arêtes, avec un excellent rendement. La peau, très fragile, est déjà arrachée par le frottement dans le chalut.
- L'empereur est un beau poisson, mais, son rendement en filet est faible (le tiers), ce qui explique le prix de revient élevé de ce filet, 70 F du kilo.
Biologie
Le siki est vivipare. Les ovaires produisent en moyenne 14 oeufs par portée, qui, après fécondation, se développent dans l’utérus. Le petit siki mesure 30 cm à sa naissance et pèse 60 grammes de plus que l'oeuf. Ce gain de poids est obtenu par une alimentation particulière, provenant de sécrétions de l'utérus. On ignore la durée du cycle et de la gestation.
Légende : L'empereur pond de 40 000 à 380 000 oeufs et se reproduit à partir de la taille de 52 cm. L'animal croit lentement et vit très vieux. Un âge incertain, entre 60 et 150 ans. Le laboratoire de biochronologie de l’IFREMER - Brest mène une étude sur les anneaux de croissance de l'espèce, pour trouver la bonne échelle.