Là où s’arrête le corps

N° 327 - Publié le 7 janvier 2015
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Lorsque les gestes du quotidien demandent l'assistance d'une personne extérieure, le rapport au corps est modifié.

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Comment se définissent les frontières du corps chez des personnes handicapées ? Une sociologue y a consacré sa thèse.

À l’instinct, les frontières de notre corps sont définies par notre peau. Éventuellement nos vêtements. En fait, nous ne nous posons pas la question. Mais pour les personnes qui présentent de grandes incapacités motrices, et doivent compter sur des aides, mécaniques ou humaines, comment se redéfinissent ces frontières ? Adeline Beyrie, assistante sociale dans différents services médico-sociaux à destination de personnes en situation de handicap, a fait de cette question le sujet de sa thèse, soutenue en octobre 2013(1). Un ouvrage reprenant les résultats de ces travaux va paraître en février aux Presses universitaires de Rennes(2).

La place de la caméra

« Elle a mené une enquête auprès de vingt-deux personnes, explique Marcel Calvez, son directeur de thèse, sociologue dans le laboratoire Espaces et sociétés Rennes(3). Des personnes en situation de handicap pour des raisons diverses, depuis des défaillances motrices datant de l’enfance jusqu’à des maladies ou des accidents survenus à l’âge adulte. » L’enquête, à proprement parler, n’avait rien d’un questionnaire. Il s’agissait d’aller chez ces personnes et d’observer leur rapport aux différents professionnels intervenant à leur domicile (infirmiers, auxiliaires de vie, kinésithérapeutes, aides-ménagers...). « Les séances étaient filmées, ajoute Marcel Calvez, et déjà le choix de l’emplacement de la caméra, qui se faisait en accord, permettait en un sens de définir où s’arrêtait le domaine du soi, de l’individu. »

Un corps distribué

À travers ces séances a émergé l’idée d’un corps distribué. Dans l’espace, car un certain nombre de fonctions corporelles sont assumées par d’autres. Mais aussi dans le temps ! Car l’organisation du quotidien ne dépend plus uniquement de soi, mais également des autres. Ce concept avait déjà été mis en avant par Hélène Mialet, anthropologue des sciences à l’université de Californie à Berkeley, qui s’est intéressée à Stephen Hawking, physicien britannique atteint de la maladie de Charcot, une maladie paralysante. D’après la philosophe, son handicap rend visible les réseaux d’étudiants, de collègues nécessaires à toute recherche scientifique, mais qui sont, dans le cas d’Hawking, matérialisés physiquement. « Avec le corps distribué, le corps n’est pas seulement une réalité physique, poursuit Marcel Calvez, mais il comprend aussi ces interactions avec l’environnement, avec les autres. »

Ressource ou déficience

À travers ce cadre d’analyse, Adeline Beyrie a mis en avant trois expériences différentes du handicap. L’existence sous contrôle, dans laquelle la personne est à la recherche d’une intimité propre et tient à distance les professionnels, pour protéger cette intimité. Les dispositifs d’aide sont comme une prothèse extérieure, l’identité reste cantonnée à soi. À l’extrême opposé, certaines personnes se retrouvent dans une solitude entourée. Bien que constamment en présence d’autrui, elles vivent recluses dans leur environnement et subissent leur corps et les interventions des professionnels. Le handicap n’est perçu que d’un point de vue médical, uniquement comme une déficience. Enfin, certains vivent le corps comme une performance. L’incapacité motrice devient l’occasion d’une expérience commune qui implique affectivement les professionnels. Le corps distribué est accepté, maîtrisé et devient une ressource, une possibilité d’interaction avec l’autre. « Cette réaction se voit en particulier chez des personnes qui ont vécu un passage en institution, notamment pendant l’enfance, où les choses sont beaucoup plus subies. C’est une affirmation de son identité. »

Une relation marchande qui compte

Ces différents vécus ne réagiront pas de la même façon aux politiques publiques. La loi de 2005 sur le handicap a sûrement apporté beaucoup plus à ceux qui vivent leur corps comme une performance. « Bénéficier d’aides à domicile permet d’avoir une maîtrise sur son propre corps. D’autant que les personnes concernées ont la possibilité d’être employeurs de ces aides, et cette relation marchande amène aussi une capacité d’autodétermination. » Qu’il soit distribué ou non, les frontières de notre corps sont davantage dans notre cerveau que sur notre peau.

Une loi qui change la done

Le 11 février 2005 est entrée en application une loi visant à développer la citoyenneté des personnes en situation de handicap et à favoriser leur participation sociale(2). Elle établit un droit à la compensation du handicap. Elle permet, par exemple, de financer les aides à domicile indispensables pour qu’une personne en situation de handicap garde son autonomie.

Céline Duguey

(1) Consultable sur https://tel.archives-ouvertes.fr.
(2) Voir Pour en savoir plus p. 18.
(3) UMR 6590 CNRS Université Rennes 2.

Marcel Calvez
marcel.calvez [at] univ-rennes2.fr (marcel[dot]calvez[at]univ-rennes2[dot]fr)

Adeline Beyrie
adeline.beyrie [at] univ-ubs.fr (adeline[dot]beyrie[at]univ-ubs[dot]fr)

 

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