Les SHS version numérique
Le numérique est une voie pour aborder les sciences humaines et sociales avec un autre regard. Cette activité s’organise.
En 2017, pour étudier les textes d’Aristote, il y a la manière classique et celle des “humanités numériques”. Cette dernière offre la possibilité de lire et d’interroger, à distance, l’ensemble de l’œuvre numérisée, de réaliser des manipulations (recherche dans l’ensemble du corpus, comparaison à grande échelle...) et des représentations nouvelles (cartographie de réseaux, modélisations...) très compliquées, voire impossibles à réaliser avec des œuvres sous format papier et dispersées aux quatre coins du monde. Le jésuite italien Roberto Busa en avait déjà eu l’intuition. C’est lui qui utilisa le premier les outils informatiques pour travailler sur le corpus de Thomas d’Aquin en... 1946 !
« Les humanités numériques permettent aujourd’hui de réhabiliter le rôle des outils et des techniques dans le processus de recherche. »
Une tradition technophobe
Cette prise de conscience du rôle de l’informatique dans la pratique des sciences humaines et sociales, appelée “humanités numériques” (traduction littérale de Digital Humanities) explose bien sûr avec l’arrivée d’Internet et naît véritablement aux États-Unis en 2004. Il faut attendre les années 2010 pour qu’elle arrive en France. « C’est un des traits qui différencie sans doute les chercheurs anglo-saxons et français, souligne Alexandre Serres, enseignant-chercheur à l’Urfist(1) à Rennes. En France, une tradition technophobe a longtemps dominé les sciences humaines et sociales. Et les humanités numériques permettent aujourd’hui de réhabiliter le rôle des outils et des techniques dans les processus de recherche. »
« Une nouvelle lecture de mes données »
La question de la numérisation ne fait pas débat quand il est question de l’archivage, de la conservation et de la protection des œuvres, car les corpus non nativement numériques ne seront bientôt plus accessibles (lire p. 14 et 16). Mais l’utilisation des nouvelles technologies comme moyen de recherche est plus controversée. Certains chercheurs refusent catégoriquement de se laisser entraîner dans ce qu’ils considèrent comme une spirale infernale. « Ils ont peur de perdre de vue le contenu de leurs recherches et de n’étudier les choses que par le prisme du quantitatif et de la statistique, explique Nicolas Thély, professeur en art et esthétique, arrivé à l’Université Rennes 2 en 2011 pour développer les humanités numériques(2). La numérisation ne doit pas être une fin en soi et il n’existe pas d’injonction à faire du numérique. Mais cette pratique peut apporter autre chose. » Et de citer sa propre expérience dans le domaine artistique. Nicolas Thély a travaillé avec Simon Le Bayon, spécialisé dans la gestion de données, et le logiciel de cartographie Gephi(3) pour analyser le réseau du monde de l’art contemporain(4). « Mes méthodes de travail déconcertent certains de mes collègues qui se demandent pourquoi j’accumule les données sur les œuvres pour faire des cartes, plutôt que d’aller voir les expositions. En les spatialisant, j’ai acquis une nouvelle lecture des logiques implicites des mondes de l’art. » (Voir cartes ci-contre).
« Les humanités numériques correspondent à un mouvement de transition lié à la numérisation des outils et des pratiques. »
Les outils de cartographie (lire aussi p. 17) ou de recherche contextuelle (data mining, lire p. 16) génèrent de nouvelles pratiques de recherche. C’est surtout vrai dans les disciplines telles que l’art, les lettres, les langues, l’histoire..., où leur utilisation ne coule pas de source. Contrairement à la sociologie et à la géographie, qui sont déjà intrinsèquement numériques et basées sur l’analyse de chiffres ou de données quantitatives numérisées (résultats de sondages, statistiques...). Ces dernières ressentent moins la nécessité de se revendiquer des humanités numériques.
Se revendiquer des humanités numériques
La question du périmètre des humanités numériques est en effet une question importante, qui s’est posée lors de l’organisation du mouvement en Bretagne. Alexandre Serres a tenté d’y répondre en proposant une définition des humanités numériques. « Elle est encore controversée car la notion est assez complexe à définir », explique-t-il. Il a déterminé huit critères (lire Comprendre ci-dessous), dont le dernier est bien : « Il faut se réclamer des humanités numériques ! C’est leur dimension performative - réaliser ce que l’on énonce - et donc toute leur fragilité. » Les chercheurs sont par contre assez d’accord pour dire qu’il ne s’agit pas d’une nouvelle discipline, mais d’un champ de recherche dû à de nouveaux besoins. « Les humanités numériques correspondent à un mouvement de transition lié à la numérisation des outils et des pratiques, reprend Nicolas Thély. Dans quinze ans, on n’en parlera plus ! » En attendant, il s’agit d’un axe structurant de recherche à l’Université Rennes 2 et au sein de la Maison des sciences de l’homme en Bretagne : des postes et des outils sont créés, des filières apparaissent.
Qu’est-ce qu’un projet en humanités numériques ?
Un projet peut être labellisé humanités numériques s’il remplit simultanément huit critères, selon Alexandre Serres, enseignant-chercheur à l’Urfist de Rennes.
1/ Les données du projet doivent être nativement numériques, numérisées ou numérisables.
2/ Le chercheur doit utiliser les outils numériques pour le traitement, la visualisation ou la quantification de ses données : outils de recherche contextuelle (texte mining, c’est-à-dire ouille de texte), de cartographie... Les outils classiques de traitement de texte ne sont pas concernés.
3/ Le numérique doit être utilisé comme support de communication où les données sont en accès libre (lire p. 12-13) : blog, archives ouvertes...
4/ Le numérique doit être un objet de recherche et permettre une réflexivité sur ses pratiques de recherche.
5/ Le numérique doit être un vecteur de transdisciplinarité au sein même des sciences humaines et sociales.
6/ Les humanités numériques permettent une convergence des compétences entre les SHS, l’informatique, les bibliothèques...
7/ Le projet doit combiner ces six critères.
8/ Enfin, le chercheur doit se réclamer des humanités numériques.
http://monade.hypotheses.org
(1) Unité régionale de formation à l’information scientifique et technique, www.sites.univ-rennes2.fr/urfist.
(2) Il est directeur de la Maison des sciences de l’homme en Bretagne depuis avril 2016 (lire L’épreuve par 7 p. 22).
(3) Le logiciel Gephi peut être utilisé dans différents domaines : lire Des Bretons suivis à la trace ! dans Sciences Ouest n° 309-mai 2013.
(4) Expérience faite sur un an d’expositions à Paris.
Alexandre Serres, tél. 02 99 14 14 45, alexandre.serres@univ-rennes2.fr
Nicolas Thély, tél. 02 99 65 62 65, nicolas.thely@mshb.fr
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