Société hypertexte et culture de la mobilité

Carte blanche

N° 422 - Publié le 26 septembre 2024
photo d'un adolescent avec un casque de réalité virtuelle
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Portrait de Eric Le Breton
Carte blanche
Eric Le Breton
Sociologue à l'Université Rennes 2.

Magazine

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Un mardi d’hiver, dans la salle d’un centre social à Bergerac, en Dordogne, une vingtaine de jeunes et d’adultes font des gestes mystérieux, un casque de réalité virtuelle (VR) sur la tête. Ce dernier les plonge dans des vidéos 360° interactives où ils s’exercent à l’emprunt de vélos en libre-service, à l’utilisation du GPS ou à l’achat de billets de bus sur un distributeur automatique. La scène mérite une explication.

Des territoires discontinus


La mobilité bouleverse nos modes de vie. Jusqu’en 1970, l’essentiel de la population vivait sur un territoire de courtes distances autour du domicile. Les réseaux de relations sociales étaient resserrés et homogènes : le voisin était à la fois le collègue de travail, le partenaire de sport et le camarade politique.

Notre vie d’aujourd’hui est différente. Nous appartenons à de multiples sphères sociales déployées sur des territoires discontinus. Voilà notre société, « liquide » pour Zygmunt Bauman, « en réseaux » pour Manuel Castells et « hypertexte » pour François Ascher, pour qui les mobilités physiques et numériques, comme les liens hypertextes, projettent presque instantanément les individus d’un espace à l’autre. On s’en doute, il en est de la mobilité comme du diplôme ou de la santé : les pratiques ne sont pas identiques pour tous et toutes. En caricaturant, disons liberté de mouvement sur de larges amplitudes territoriales en haut de la pyramide sociale versus assignation territoriale en bas. Comment comprendre ces différences ? On se rapproche des casques de Bergerac.

Un élément est déterminant : l’expérience mobilitaire, car la mobilité s’apprend dès le plus jeune âge dans le contexte familial, puis avec les amis, les collègues… Certains enfants ont un accès facile à la voiture, font vite les premiers voyages en train et en avion, passent les frontières et acquièrent une culture cosmopolite. Dans d’autres milieux, la voiture est un problème ; le train, l’avion et le tourisme n’existent qu’à la télé. 

Contraintes au quotidien


Ces socialisations contrastées ne dotent pas les individus du même stock d’aptitudes mobilitaires. Treize millions de personnes vivant en France sont contraintes dans leurs vies quotidiennes parce qu’elles n’ont pas eu l’opportunité de faire les apprentissages de navigation dans nos environnements de mobilité devenus hyper-complexes.

On comprend maintenant ce qui se joue dans les casques de réalité virtuelle. Des jeunes et des adultes peuvent découvrir et tester, tranquillement, avec l’appui d’un formateur, l’ambiance et l’organisation d’une grande gare de la SNCF, ils peuvent s’essayer, depuis Bergerac, au tramway, au métro et aux automates, le valideur de ticket par exemple… ça et deux cents autres aptitudes de mobilité identifiées par Mobi.Deep, une startup installée à l’Institut Mines Telecom Atlantique à Nantes, puis modélisées dans un serious game diffusé à Bergerac mais aussi à Lens, à Thiers ou à Vallauris Golfe-Juan.

Jouer et rejouer, en sécurité


La réalité virtuelle n’est pas un gadget. Elle permet aux utilisateurs de jouer et de rejouer, en sécurité, un large spectre de situations réalistes dont certaines sont inaccessibles « en vrai » sur site, la finalité étant de s’exercer pour être à l’aise quand il s’agit de trouver dans les espaces réels une formation ou un travail, une ressource administrative ou de santé.

La société hypertexte pose des problèmes inédits. L’acquisition d’une culture mobile en est un. Voilà pourquoi, au printemps dernier, les collégiens des quartiers modestes de Lens-Liévin faisaient autour d’eux des gestes singuliers, un casque VR sur la tête.

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