Les idées noires de la physique

Carte blanche

N° 400 - Publié le 2 juin 2022
Astronomie
Roland Lehoucq
Carte blanche
Roland Lehoucq
Astrophysicien au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA)

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Ciel noir, corps noir, trou noir, matière noire, énergie noire… Les physiciens ont plusieurs fois éprouvé le besoin de noircir certains de leurs concepts, toujours en rapport avec d’importantes énigmes. Le problème du ciel noir a résisté aux astronomes et à de profondes conséquences cosmologiques. L’énigme du rayonnement du corps noir fut à l’origine de la physique quantique. La possibilité du trou noir intrigua les astrophysiciens bien avant la première détection. La matière noire est invoquée pour expliquer la dynamique des galaxies. Enfin, l’énergie noire serait la cause de l’accélération de l’expansion de l’Univers !

Absence de lumière visible

Considérant que le noir qualifie l’absence de lumière visible, il faut, pour comprendre pourquoi les physiciens utilisent parfois le qualificatif “noir”, saisir ce qu’ils veulent dire par “voir”. Depuis longtemps ils n’observent plus les phénomènes au moyen de leurs seuls sens. Ils utilisent des instruments qui révèlent un monde autrement imperceptible afin d’en extraire de l’information.

Le premier et principal vecteur d’information ayant été la lumière, il est naturel que les physiciens aient conservé le vocabulaire de la vision dans leur langage informel. Mais désormais les phénomènes étudiés ne se manifestent plus seulement avec les ondes lumineuses, mais aussi gravitationnelles ou avec des particules comme le neutrino. Même si la lumière n’entre plus forcément en jeu, il faut toujours que le dispositif utilisé capte un message résultant d’une interaction avec le système observé.

Ce qui résiste à la détection

Pour les physiciens, “voir” signifie donc “entrer en interaction”. Ils qualifient alors de “noir” ce qui résiste à la détection, ce avec quoi l’interaction se fait mal ou ce dont ils ne parviennent pas à capter d’informations avec les moyens à leur disposition.

L’énigme du ciel noir posait déjà, à sa façon, ce problème : pourquoi ne percevons-nous pas la lumière des étoiles qui devrait nous parvenir de toutes les directions du ciel si l’Univers est infini ? Le corps noir absorbe toutes les ondes lumineuses sans en diffuser aucune : quel sera son rayonnement ? Un trou noir est un astre si massif qu’il empêche la lumière d’échapper à son emprise gravitationnelle : comment en avoir de l’information ? La matière noire désigne une masse qui agit par sa gravitation sans interagir avec la lumière. Enfin, l’énergie noire est peut-être l’idée la plus obscure : inobservable, elle serait la cause d’une force qui s’oppose à la gravitation ordinaire. Récemment, les biologistes ont eux aussi parlé de “matière noire du vivant” pour désigner les 90 % de micro-organismes inconnus car leur génome individuel ne peut être séquencé.

Interrogations épistémologiques

En dépit de leur hétérogénéité, ces idées noires soulèvent toutes des questions qui résistent à nos lumières : s’agit-il de réalités, d’hypothèses encore invérifiables ou de chimères ? Au-delà de ces épineuses interrogations épistémologiques, les idées noires suggèrent aussi une réflexion sur l’influence des mots empruntés au langage ordinaire qui se retrouvent dans le discours scientifique :

la “noirceur” de ces idées n’infuse-t-elle pas quelques bribes d’imaginaire dans l’esprit scientifique ? À ce titre, on peut observer que les différents noirs ne possèdent pas les mêmes résonances affectives : le noir du ciel nocturne est limpide et glacial, quand celui du corps noir est opaque et brûlant. La matière noire des biologistes introduit à son tour d’autres évocations, celle de l’activité souterraine des micro-organismes ou de la fécondité de riches terres noires. Bref, chaque idée noire transforme le sens de l’adjectif “noir”, mais ce dernier, en retour, colore l’expression scientifique.

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